William Klein a toujours tracé son chemin d’artiste et de photographe solitaire, au pied levé, suivant son instinct. Installé sans remords loin de son pays natal, les États-Unis, avec lesquels il entretenait une relation d’amour-haine, ce passionné de peinture s’est tourné vers la photographie. Et il a donné naissance à l’un des albums photo les plus impressionnants et légendaires de l’histoire, Life is Good & Good for You in New York, dédié à sa ville natale. Sorti en 1956, deux ans avant Les Américains, de Robert Frank (Delpire, 1958), cet ouvrage, devenu impénétrable, était alors un bateau à neige dans la lignée du reportage, de la photographie documentaire et de la photographie d’art classique : William Klein y collectionne le flou, des images sans cadre, montre des gens découpés ou pressés dans l’image, empile mots et publicités sur les pages, traçant le portrait érosif d’une ville en proie à la folie consommatrice. Le style libre et brut de Klein a fait sensation et a été copié partout, mais le photographe ne s’est jamais reposé : passant de la photographie de rue à la mode, puis au cinéma avec des films ouvertement politiques, il ne s’est jamais reposé sur ses lauriers. travailler, peindre dessus, grossir démesurément ses images ou imaginer des accrochages spectaculaires. Le photographe, également connu pour son ironie et son verbe acéré, est décédé samedi 10 septembre, à l’âge de 96 ans, à Paris, la ville où il s’était installé après la guerre. Lire aussi : L’article est pour nos abonnés Photo : à Lyon, la galerie Le Réverbère fête ses 40 ans avec William Klein
Les illusions du rêve américain
Né le 19 avril 1926 à New York de parents juifs hongrois, William Klein a connu un déclin social précoce lorsque son père s’est lancé dans les affaires, la bourse, et a perdu toute sa fortune dans la Dépression. Cette enfance passée dans la pauvreté et les quartiers pauvres a sans doute forgé son caractère, sa dureté et sa méfiance à l’égard des illusions du rêve américain. Depuis l’adolescence, le jeune Klein s’évade de chez lui et passe son temps au Musée d’Art Moderne, rêvant de peindre dans sa tête. Il atteindra ses objectifs à Paris, après la guerre : militaire à la retraite, il pourra profiter d’une bourse et s’y installer avec sa femme, Jeanne Florin, une Française rencontrée par hasard dans la rue à bicyclette – elle deviendra modèle et peintre et restera sa compagne pendant cinquante ans.
A Paris, Klein abandonne rapidement les enseignements du peintre André Lhote pour ceux du moderniste Fernand Léger : ce dernier, plus en phase avec son époque et l’énergie de la ville, lui apprend surtout à « ouvrir les yeux ». À l’époque, Klein peignait des toiles influencées par l’abstraction géométrique. C’est d’ailleurs l’abstraction qui le mène à l’image statique : il s’adonne à la photographie pour créer des motifs géométriques aléatoires à partir de panneaux coulissants conçus par un architecte, Angelo Mangiarotti. Ses images étonnantes séduiront Alexander Liberman, le légendaire directeur artistique du magazine Vogue, qui lui propose un contrat à New York en 1954. C’est le début de l’aventure photographique.
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De retour dans sa ville natale, équipé d’un appareil photo acheté d’occasion à Henri Cartier-Bresson, Klein s’attaque à un “journal photo” qui met en lumière cette ville dans laquelle il ne se reconnaît pas. Les photos, trop radicales, trop sombres, ne seront acceptées ni par Vogue ni par aucun éditeur américain. Il faut dire qu’elle s’applique à tous les codes alors en vigueur. “J’ai toujours détesté le brouillard, les effets de tissus, les décors débiles”, confiait William Klein au Monde en 2002. Je n’étais plus convaincu par la photographie sentimentale, humaniste, nostalgique et épurée qui dominait le début des années 1950.”
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Loin d’endosser le rôle de l’observateur détaché et invisible de son aîné Cartier-Bresson, il entre dans le cadre : il provoque, provoque, fait rire, et intègre volontiers dans ses images des passants qui regardent la scène. ‘objectif. Avec Klein, le photographe n’est plus un témoin, mais un acteur de l’image. Sur sa photo la plus célèbre, un enfant au regard haineux pointe un revolver sur le spectateur : “Mais c’était juste pour s’amuser !” soupire le photographe exaspéré par les interprétations de premier ordre de son image. Je lui ai dit : « Sois méchant. »
Autoportrait de William Klein à Paris, 1993. WILLIAM KLEIN / COURTESY POLKA GALERIE
Dégoût du consumérisme
Là où Cartier-Bresson recherche l’équilibre de la composition, la rigueur géométrique et la poésie, l’instant de grâce suspendu, Klein préfère serrer les personnages dans le cadre grâce à un objectif grand-angle : ses images parlent d’une course-poursuite effrénée dans les différents New York quartiers. Pour son livre, Klein a lui-même conçu une mise en page trépidante inspirée des tabloïds, avec des images de différentes tailles imprimées en continu et des caractères appropriés écrits sur les pages. Comme, “New York est un monument au dollar. Il laisse libre cours à sa répulsion face au consumérisme triomphant. On devine l’arrivée du pop art dans cette œuvre qui s’intitule sous la forme d’une phrase publicitaire – Life is Good and Good for you in New York – et où Klein incorpore la typographie des publicités et des inscriptions dans ses images. A partir de la même matière il signera un premier court-métrage en couleur, Broadway by Light (1958), une balade vertigineuse et hallucinante à travers les néons de la ville.
Mais le ton du livre, très impertinent et radical, ne passe pas. “Mes photos de New York sont de l’antiaméricanisme primaire, secondaire, tertiaire et quaternaire”, a déclaré William Klein. Et comme Robert Frank, il verra son livre boudé aux Etats-Unis, ne trouvant d’éditeur qu’en France : le réalisateur Chris Marker, alors directeur de la collection du Seuil, publiera le livre en 1956. Il lui faudra attendre la décennie de 1980 pour enfin accueillir Klein dans son pays natal. En Europe, en revanche, le projet a immédiatement fait sensation. La renommée du livre retentit jusqu’au Japon, où il aura une influence majeure – par exemple sur la carrière du photographe Daido Moriyama qui se souvient du choc qu’il a ressenti. « J’avais 20 ans et du coup, c’était amusant de prendre des photos ! », a déclaré le Japonais qui a exposé aux côtés de Klein en 2012 à la Tate Modern de Londres.
Gun 1, New York en octobre 1954. WILLIAM KLEIN / COURTESY POLKA GALERIE
Après New York, Klein signera trois autres livres sur les villes : Rome (1958), Moscou (1964), Tokyo (1964), dans le même style spontané et brut. Le premier est né lorsque le photographe, enthousiasmé par le travail de Fellini, a travaillé comme assistant réalisateur sur Les Nuits de Cabiria. Le film est sans cesse retardé et Klein en profite pour photographier les quartiers les moins touristiques de la ville, la ferveur religieuse, les meetings du parti communiste, les bustes d’empereurs, les graffitis, les publicités, les tournages de Cinecitta, les enfants jouant au foot derrière un temple d’Apollon. Une vision qui enchante Pasolini, qui signe les textes du livre, ainsi que Fellini qui aura cette phrase : « Rome est un film, et Klein l’a fait. »
De la photographie de mode au cinéma
Grâce à Vogue, Klein se lance dans la photographie de mode, où il fait preuve d’audace et de créativité débridée. Avec des miroirs et des projecteurs, il copie les personnages, crée des reflets étranges ou des formes abstraites. Il n’hésite pas à secouer les modèles, à les faire fumer comme des pompiers ou à grimper sur les toits. Et surtout, il les sort dans la rue, pour les frotter aux passants et au quotidien.
A Rome, chargé de photographier les robes à rayures, Klein a l’idée de faire écho aux caractéristiques des passages pour piétons. Armé d’un téléobjectif, il fait aller et venir les modèles sur place et les photographie à distance. Les passants, qui ne voient pas le photographe, prennent les femmes pour des prostituées et les supplient, les provoquent, leur pincent les fesses… jusqu’à ce que l’équipe de Vogue panique et sonne pour mettre fin à la séance. Malgré son talent pour la mode, le photographe ne s’intéresse pas à son sujet et n’est guère dupe de ce monde de l’art et de l’argent. Il va briser cet univers drôle sous la forme d’une cruelle parodie, dans son film, Qui es-tu Polly Maggoo ? (1966).
Antonia et Simone à New York en 1962. WILLIAM KLEIN / COURTESY POLKA GALERIE
La page de la photographie se tourne : après ses quatre livres, au sommet du succès, William Klein abandonne l’image fixe pour se consacrer au cinéma. Ses films, témoignant de son engagement politique à gauche, lui coûteraient aussi son contrat avec Vogue – on n’apprécie guère qu’il ose filmer la manifestation pacifique à Washington dans son documentaire Loin du Vietnam (1966).
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