Posté à 6h00

Dommage, j’irai. Soixante-dix ans de règne, bien sûr. C’est bien sûr la longévité, une sorte de record dans les annales de la monarchie. Elizabeth II avait une dignité sous la forme d’une lèvre supérieure raide, comme on dit en Angleterre, où la mythologie nationale veut qu’elle passe toutes les épreuves en toute apathie. Ah, le souverain était aussi un modèle de stabilité, on l’a dit et répété… Tout est vrai. Mais là encore, soyons sérieux : la reine Elizabeth II était une parure, comme l’était son père avant elle, comme le sera son fils Charles III. Une décoration exquise, mais une décoration tout de même, soutenue par des centaines d’employés qui lui ont rendu la vie extrêmement confortable. Ici, nous parlons d’une dame qui avait un assistant “casser” ses chaussures. Elizabeth II a régné, mais elle a « régné » sur quoi ? Il régnait sur un immense et merveilleux empire immobilier et sur une famille nombreuse et dysfonctionnelle, mais il “régnait” sans pouvoir réel sur quoi que ce soit. Sauf peut-être la conception de la table lors des dîners de la famille royale. La durée de son règne, sept décennies, 70 ans à la tête de l’Etat britannique a été saluée. La Reine a vu et vécu la montée du communisme, la chute du rideau de fer, l’avènement d’Internet, la numérisation de nos vies, la guerre des Malouines, la guerre du Golfe, le 11 septembre et l’occupation de l’Afghanistan, la guerre en L’Irak, les innombrables attentats terroristes chez nous par les islamistes et les républicains irlandais, l’entrée du Royaume-Uni dans l’Union européenne (et sa sortie), la rétrocession de Hong Kong à la Chine et le déclin de l’Empire britannique au profit de la décolonisation lancée dans la décennie de 1960, les premiers signaux d’alarme sur le réchauffement climatique, l’engouement des Beatles, la conquête de la Lune, l’avènement de la télévision couleur. Et Elizabeth II a connu tous les présidents américains depuis Truman… Mais n’oublions pas qu’elle a traversé tout cela parce qu’elle est née dans la bonne famille, car son oncle a également démissionné. Cette femme, comme tous les monarques, est un illustre accident héréditaire. Elizabeth II était une enfant du siècle, mais elle n’a eu aucun impact réel sur les événements de ce siècle. La Couronne britannique n’envoie plus d’armées au combat, n’impose aucune politique économique et ne signe aucun traité pour limiter la prolifération des armes nucléaires ou des gaz à effet de serre. Tout au plus signerait-il les lois votées par les députés élus, typique. La Couronne peut incarner un certain sentiment populaire, oui. La reine l’a fait avec un certain flair, oui, mais… Mais encore ? La couronne britannique est apolitique, au-dessus des considérations partisanes. Elizabeth II a donc envoyé ses messages de manière sibyllienne, lors de ses messages de fin d’année. La personne qui incarne la Couronne “conseille” le Premier ministre au pouvoir… Qui peut complètement ignorer ses vues. Chef d’État officiel du Canada, son autorité dans ce pays est le Gouverneur général… Qui pourrait régler un différend constitutionnel une ou deux fois par siècle. Et quand la Reine est venue au Canada, elle a marché partout, ouvrant ici un centre communautaire et là une voie maritime, saluant le 100e anniversaire des Territoires du Nord-Ouest ou le 200e anniversaire du Nouveau-Brunswick, ouvrant l’Exposition de 1976 ou les Jeux… En bref, Elizabeth II était une coupeuse de ruban professionnelle. Et il l’a bien fait. Lorsqu’on lui a donné un crayon, elle pouvait aussi se démarquer : elle a signé la Loi constitutionnelle de 1982 lorsque le Canada est officiellement devenu indépendant… En maintenant son lien symbolique avec la Couronne. Elizabeth II était donc la reine du Canada. Charles III a été proclamé roi du Canada samedi. On peut en rire, c’est encore un peu colonisé. Se débarrasser de notre lien avec la Couronne britannique exigerait d’ardues négociations constitutionnelles fédérales-provinciales. Et au Canada, depuis Meech (Googlez-le, les gars), nous avons eu peur des négociations constitutionnelles pour les mêmes raisons que les poulets se méfient du colonel Sanders. Ironie? Le Parlement britannique pourrait abolir la monarchie par une loi votée à la majorité simple. Il serait plus facile pour les Britanniques d’abolir la monarchie que pour les Canadiens… Ça va, les Canadiens le prouvent depuis trois jours, cette reine était aimée, je ne comprends toujours pas pourquoi, mais oh comme elle était aimée ! À l’extérieur du Québec, surtout, ils ont été émus et de tristes témoignages ont fusé. Regardez, le premier ministre Trudeau, lorsqu’il a commenté la mort d’Elizabeth II, était plus bouleversé que son homologue britannique, Liz Truss, le même jour. La Santé publique de la Ville d’Ottawa a même envoyé ce message sur Twitter : « Nous sommes attristés par le décès de la reine Elizabeth II. Cet événement est susceptible de dominer les nouvelles et les médias sociaux au cours des prochains jours et sera difficile pour de nombreux membres de notre communauté… » Avec le numéro de téléphone d’une ligne de crise. Je n’invente rien. Bref, depuis trois jours, je suis moi-même un doux délire – celui du deuil international d’une dame impuissante – et puis je me retrouve à penser et à repenser ce vieux conte d’Andersen, Les habits neufs de l’empereur, où tout le monde fait semblant de ne pas voir le roi défiler nu dans les rues… Pendant trois jours, partout dans le monde, y compris dans ce pays, des millions de personnes prétendent qu’Elizabeth II était plus qu’une décoration. La force fédératrice des mythes a encore de beaux jours devant elle. C’est en effet une force sur laquelle le soleil ne se couche jamais.