L’histoire est précise, détaillée, presque chirurgicale. C’est ainsi que Christian Reeb, alors sous-préfet de la police judiciaire de Nice, raconte ce vendredi, à la tête du tribunal d’exception de Paris, la “vision d’horreur absolue” qui lui a été imposée à son arrivée sur la promenade des Anglais. le 14 juillet 2016. Quelques minutes plus tôt, Mohamed Lahouaiej Bouhlel a conduit un camion dans la foule qui s’était rassemblée pour le feu d’artifice, tuant 86 personnes et en blessant plus de 500. Il est presque 22h45. lorsque Christian Reeb arrive sur les lieux moins de dix minutes après avoir reçu l’alerte. Le commissaire parcourt quelques centaines de mètres pour s’imprégner de la scène. « Automatiquement, la première chose que je vois, c’est le nombre de corps au sol. Je commence à compter. Je m’arrête à 80 morts”, dit-il. Il s’interrompt brièvement, avant de se réveiller, la voix brisée par l’émotion, “le corps d’un collègue et ami, également commissaire”, gisant sur le trottoir, mortellement blessé. “L’horreur que j’ai vue cette nuit-là dépasse l’entendement. Quand je dis que ça dépasse l’entendement, ce n’est pas une expression, c’est une réalité”, poursuit l’enquêteur pourtant “habitué des scènes de crime”.

Témoignages gravés dans la mémoire

Malgré l’effervescence, il faut faire les premières constatations, notamment celles du camion. Dans le siège du conducteur se trouve toujours le corps sans vie du terroriste, qui a été abattu quelques minutes plus tôt. Dans l’habitacle, les enquêteurs découvrent des pièces d’identité et identifient rapidement l’homme au volant. « La personne s’appelle… », s’interrompt le gardien, « Lahouaiej Bouhlel », dit-il sans prononcer son prénom. “Il est connu pour des faits de droit commun, des violences volontaires, des violences conjugales, des bagarres, des vols”, ajoute Christian Reeb. Plusieurs armes ont été découvertes sous le siège du conducteur, un pistolet semi-automatique, deux Beretta et une mitrailleuse. Sur le tableau de bord, un smartphone est mis en évidence. L’écran est bloqué sur le dernier message. « Je voulais te dire que le pistolet que tu m’as donné hier est très bon (…) donc on en ramène 5 de chez ton ami, rue Miollis 7, 5e étage. C’est pour Chokri et ses amis », explique le commissaire au volant. “A cette époque, nous comprenons qu’il y avait une assistance logistique.” Cependant, la priorité est donnée à l’identification des victimes et à l’évacuation des blessés. Les premiers témoins directs se rassemblent à l’hôtel Le Negresco, situé en plein sur la Promenade des Anglais. Le commissaire procède lui-même à certaines des premières audiences. Encore une fois, Christian Reeb s’arrête, respire et continue son récit. Il évoque des témoignages qui l’ont marqué. Plus précisément, celui d’une jeune femme, assise à l’arrêt de bus devant l’Hôpital des Enfants de Lenval. De l’autre côté du trottoir, le camion est à l’arrêt. Assis, Mohamed Lahouaiej Bouhlel tourne la tête vers elle. « Il se demande ce qu’il fait là. Elle échange un regard avec lui pendant quelques secondes. Mohamed Lahouaiej Bouhlel sourit, repart, lance le camion et renverse les premiers.” Christian Reeb pense aussi à cet agent municipal de Saint-Jean-Cap-Ferrat venu profiter du feu d’artifice en famille. Sur la Promenade des Anglais, le camion arrive à toute allure, feux éteints. Sous ses yeux, un vieil homme, un homme et un enfant de dix ans sont renversés. “Il me dit qu’il pense d’abord à un accident, que le conducteur a peut-être perdu connaissance ou que les freins ont lâché, raconte l’enquêteur. Cela les aide immédiatement. Il se retourne pour voir le camion accélérer et foncer délibérément dans la foule. Il comprend à ce moment-là que c’est volontaire.” Il y a aussi cet étudiant, à peine majeur, dont le logement donne directement sur la Promenade des Anglais, observant la scène depuis son balcon. “Quand il se rend compte de ce qui se passe, malgré son choc et son jeune âge, il descend et aide les victimes. Pour une nuit, ce jeune garçon sera brancard”, raconte Christian Reeb.

« Vous débrouillez-vous sans haine ? »

Il est 4 heures du matin lorsque Christian Reeb et son équipe de police judiciaire commencent à enquêter sur « Tokri et ses amis ». Il traque rapidement un trio : Chokri Chafroud, Ramzi Arefa et Walid – qui est en fait le pseudonyme de Mohamed Ghraieb – les trois hommes accusés de collaboration avec des criminels terroristes. Ce dernier se présente aux autorités le lendemain, 15 juillet, précisant qu’il est “une connaissance du tueur, un ami sportif, mais pas très proche”, explique le commissaire, qui se souvient d’un “rhume, glacial, non affecté”. Au volant, Christian Reeb évoque un “selfie pris sur la promenade le jour de l’incident, avec un sourire plus que net qui ressemble à une joie morbide”. Quelques minutes plus tard, l’avocat de Mohamed Ghraieb s’étonne que le commissaire, qui n’a pas procédé à l’audition de son client, se permette d’avoir un tel jugement. “Quand vous avez vu une scène comme celle-ci et que vous vous présentez devant un commissariat, vous pouvez faire preuve de compassion”, a répondu Christian Reeb, assumant son interprétation subjective. « Je pense que je ressens ta colère. Est-ce ainsi que les choses sont? “, poursuit un deuxième avocat de la défense. “Je suis un employé expérimenté de la police judiciaire, mais vous m’avez posé une question personnelle, j’ai répondu personnellement”, précise le commissaire. « Vous débrouillez-vous sans haine ? “, ajoute l’avocat. “Je témoigne, monsieur”, répond simplement Christian Reeb. Mardi, le procès se poursuivra avec des audiences sur l’expertise et la balistique du camion.